1. La fois où l’on offrit le plus beau des cadeaux à Gérard
Depuis que j’étais enfant, j’adorais Noël. Pas seulement pour les cadeaux, mais les lumières, l’ambiance, le repas, les rires. Ma femme Mireille était une spécialiste de ce moment. C’était le général Patton des fêtes de fin d’année. Cela faisait trente-trois ans que je l’avais épousée, trente-trois Noëls magiques que nous vivions. Assis dans mon fauteuil club devant la cheminée, je contemplais le sapin et toutes les décorations qu’elle avait chinées depuis tant d’années : des boules en verre colorées, des anges, des petites souris, des animaux de la forêt au milieu d’une myriade d’ampoules jaunes. La table était dressée pour nous six. Cette année, elle était rouge et or. Le chemin de table carmin sur la nappe étoilée blanche faisait ressortir les assiettes dorées. Notre bibliothèque était devenue le terrain de jeux et de cache-cache de petits lutins et trolls ramenés de nos voyages en Scandinavie. Mireille s’affairait dans la cuisine préparant mille petites attentions pour cette soirée.
Quand je regardais Mireille, la première chose qui me venait à l’esprit c’était à quel point je l’aimais. Nous nous étions rencontrés au travail. J’étais professeur d’histoire-géographie depuis une dizaine d’années, elle était infirmière et était venue faire de la prévention dans mon établissement. Notre sens de l’humour nous avait réunis et nous ne nous étions plus quittés. Nous avions une vie heureuse dans l’ensemble même si quelques drames avaient émaillé ce bonheur. Ce soir, nous partagerions ce merveilleux moment avec notre fils Marc, sa femme Anne et nos deux petits-enfants. Titouan, dix ans cette année et Coline, cinq ans. Ces deux petites tornades, curieuses de tout, venaient chez nous à toutes les vacances. Nous adorions les avoir à la maison. Je leur apprenais les constellations ou encore à reconnaître les empreintes des animaux. Mireille leur apprenait la pâtisserie, leur lisait des histoires, improvisait des scènes de théâtre. Être grand-parent c’est un peu retomber en enfance.
Une kyrielle de cadeaux attendait dans le garage de combler les petits et les grands. Coline avait demandé le camping-car de Barbie, ce qui promettait un moment de montage passionnant pour mon fils et moi. Titouan voulait un télescope pour regarder les étoiles, autant vous dire que Papi avait révisé sa carte des constellations pour briller lui aussi.
— Gérard, tu as sorti l’apéritif ? Tu as allumé les lumières extérieures ?
— Oui, mon lutin-chef ! Tout est prêt, il ne manque que toi.
Ah tiens au fait, je m’appelle Gérard. Un prénom un peu vieux que peu d’enfants portent de nos jours. Mais en 1952, c’était un peu le Léo du moment. Je suis un jeune retraité de soixante et onze ans. Je dirais que je ressemble à Brad Pitt… quand il aura mon âge. Bon, peut-être pas tout à fait. Disons que je ressemble plus à Jean Castex avec les cheveux blancs et sans les lunettes.
Un coup de klaxon retentit dans la cour de la maison. Mireille sortit de sa cuisine en trottinant. Elle avait mis une de ses robes de Noël qu’elle cousait elle-même. Cette année, le thème de la tenue était sucres d’orge.
— Ah, les voilà, les voilà, vite va leur ouvrir la porte ! m’invectiva-t-elle tout excitée.
J’allai de ce pas les accueillir et mes deux petits monstres préférés me sautèrent dans les bras.
— Papi ! crièrent-ils.
— Bonjour mes loulous ! Je vous souhaite un Joyeux Noël !
— Ah non Papi, Noël c’est demain, me corrigea Titouan. Ce soir c’est que le réveillon.
— Alors joyeux réveillon !
— Joyeux réveillon, beau-papa ! dit Anne en venant m’embrasser.
Ma belle-fille était magnifique et adorable. C’était une grande blonde aux yeux verts, quelqu’un de très doux qui avait eu une vie difficile. Ses parents étaient morts alors qu’elle était tout juste majeure. Elle avait dû trimer pour se payer des études et ne devait sa réussite qu’à son travail et à son courage. Je l’admirais beaucoup. Elle était avocate, spécialisée dans le droit pénal. Lorsqu’elle était venue pour la première fois avec Marc, elle semblait si timide, si fragile, je n’arrivais pas à imaginer qu’elle devienne un ténor du barreau. Nous apprîmes plus tard, qu’elle avait peur de s’attacher à notre famille et de devoir la quitter un jour. Avec le temps et la confiance, elle se révéla. Mireille et moi la considérions aujourd’hui comme notre fille. Lorsque Marc l’avait rencontrée, j’avais perçu l’étincelle dans ses yeux. Il nous avait présenté plusieurs petites amies mais jusque-là, il n’y avait pas eu cette lueur. Il était très amoureux d’elle et le bonheur ne les quittait pas depuis douze années.
C’est parfois bizarre de voir ses enfants devenir des adultes. Il me semblait qu’hier encore, nous construisions des cabanes dans les arbres. Et puis pouf, allez savoir comment, mon fils avait trente-quatre ans, deux enfants, une femme et était devenu un architecte parisien. Comme quoi, la construction des cabanes, ça mène à tout.
Les enfants étaient en train d’inspecter la cuisine, menant l’enquête sur les bons petits plats de mamie Mireille. Marc et Anne s’installaient au salon, se tenant par la main. Les rires résonnaient dans la maison, le feu crépitait, les casseroles de Mireille frétillaient, la maison sentait les épices. Ma définition du bonheur.
— À quelle heure il passe le père Noël Papi ?
— Poupette, tu sais bien que le père Noël passe à minuit. D’abord on mange, puis on joue et il passe après.
— Pffff ça va être trop long…
Je souris. Quand on a cinq ans, c’est toujours trop long d’attendre le papa Noël. Je débouchai le champagne pour les grands et le Champomy pour les enfants. Mireille nous avait préparé des gougères, des verrines de poivrons au chorizo et ses fameuses brochettes de poulet thaï. Nous passâmes l’apéritif à parler des dernières nouvelles : les résultats des enfants à l’école (très bons bulletins pour les deux), le projet d’hôtel sur lequel Marc travaillait actuellement (encore un investisseur du Qatar), le dossier pour meurtre que défendait Anne (l’accusée à mon sens avait des circonstances atténuantes). Mireille parlait de ses clubs de lecture et de marche, de ses projets de couture, de l’atelier cuisine qu’elle animait. Au milieu d’eux, je me taisais, je regardais, j’observais, je savourais. Je dégustais les mots, les rires, l’amour de ce moment.
Nous passâmes à table pour déguster les huîtres, les ballottines de volaille aux champignons avec leurs soufflés de pomme de terre que Mireille avait amoureusement cuisinés. Le clou du repas fut sa bûche trois chocolats et croustillant praliné. À la fin, nous applaudîmes notre cheffe gastronomique, repus.
— Chérie, je ne sais pas comment tu fais, mais chaque année c’est de plus en plus merveilleux !
— Mamie c’était trop bon ! la complimenta Titouan.
— Maman tu es la reine des cordons-bleus, dit Marc tout en se caressant l’estomac.
— Belle-maman, merci pour ce moment. C’était divin. Merci pour le mal que vous vous êtes donné.
— Mon plus grand plaisir, c’est de vous faire plaisir mes chéris, répondit Mireille satisfaite d’avoir touché au but.
— Mais toi Papa tu fais quoi pour le repas ? me taquina Marc.
— Moi, je suis assistant vaisselle et commis de cuisine. Je découpe, je taille les ingrédients. Et après, je lave tous les ustensiles.
— D’abord il les racle avec ses doigts et après il les lave, corrigea Mireille en me faisant un clin d’œil.
— Papi et mamie c’est la meilleure des équipes ! ajouta mon petit-fils.
Et c’était vrai.
— À quoi on joue maintenant ? demanda Coline.
— J’ai prévu plein de jeux ma chérie, on commence par les mimes ? demanda ma femme.
— Ouaaaaaaissss !
En attendant minuit, nous jouâmes donc aux mimes, aux devinettes et à Twister. J’ai cru que Coline et Titouan ne s’arrêteraient jamais de rire. Il est vrai que voir Anne mimant un éléphant ayant peur d’une souris, Marc essayant de faire deviner Homer Simpson et Mireille dans une position acrobatique sur le tapis de Twister donnait de quoi se tordre de rire. Mais Coline n’en oubliait pas l’heure pour autant.
— Vite, il va être minuit !
— Viens, on va sortir essayer de voir le père Noël se poser sur le toit, dit Anne en la prenant par la main.
— Mais s’il rentre par un autre côté ? Dans la cheminée il y a le feu, il va se brûler !
— T’inquiète petite sœur, le père Noël a des pouvoirs magiques, il ne peut rien lui arriver. Allez, viens avec moi et maman, on va faire la chasse au père Noël !
Titouan ne croyait plus au père Noël depuis quatre ans. Mais il faisait tout pour que sa petite sœur conserve encore cette magie. Mireille et Anne mirent les manteaux aux enfants, prirent les leurs et sortirent attendre ce bon vieux bonhomme rouge armés de mes jumelles. Marc et moi courûmes au garage chercher les paquets pour les installer prestement sous le sapin.
— Oh ! J’en ai un dernier dans la voiture, reste là Papa je reviens.
À peine eut-il disparu, que les enfants rentrèrent dans la maison.
— Coline regarde, il y a les cadeaux ! s’exclama Titouan.
— Oh non ! On l’a raté, constata Coline déçue. Pourtant on a vraiment bien regardé le ciel Papi.
— Je me doute mon cœur, la consolai-je. Mais tu sais, il a tellement de travail, il est obligé d’aller très vite. On va quand même ouvrir les cadeaux ?
— Ben évidemment !
Marc était réapparu subrepticement, le sourire aux lèvres. Les enfants déballèrent les cadeaux, sautant de joie à chaque découverte. Il en fut de même pour les grands. Mireille tenait à gâter autant les petits que les adultes. Marc et Anne nous choyaient aussi. Les papiers cadeaux volaient dans tous les sens.
— Un télescope ! Ouais ! Je vais apprendre les étoiles comme Thomas Pesquet.
— Le camping-car de Barbie ! Le camping-car de Barbie ! C’est le plus beau Noël de toute ma vie !
Nous étions tous comblés. Je m’apprêtais à resservir le champagne quand Marc dit : « Mais il reste un paquet ! ». Il passa derrière le canapé et poussa sous le sapin une grande boîte carrée.
— Il y a écrit « Pour Gérard », c’est pour toi Papi, vient vite ! m’ordonna Titouan.
Je regardais cette boîte et mon cœur se mit à battre très vite. Elle était blanc et rose avec un nœud sur le dessus. Somme toute quelque chose de banal pour vous, mais pas pour moi. Le quatorze décembre 1955, j’avais eu la chance de voir un dessin animé qui m’avait bouleversé. C’était la sortie de La Belle et le Clochard de Walt Disney. Dans la scène d’ouverture, Jim Chéri tend une boîte blanc et rose à Darling et dans laquelle il y a un chiot, une petite chienne cocker qu’ils décident d’appeler Lady. Après cela, mon plus grand rêve était que mes parents m’offrent un chien dans une boîte du même genre. À chaque Noël, je me prenais à espérer. Mais ce n’était jamais arrivé. Alors de voir cette boîte dont j’avais tant rêvé… J’étais si ému. Tout d’un coup, j’avais sept ans et je me mis à espérer ce petit chien. J’ouvris délicatement la boîte et découvris au fond une boule de poils jaune sable. Je fus saisi, en apnée, c’était si… si… incroyable !
La petite patate au fond de cette boîte leva la tête. Je découvris de grands yeux chocolat et de longues oreilles pendantes. Il semblait apeuré. Je le saisis dans mes mains, sous les pattes pour le ramener vers moi. Je découvris le plus adorable des labradors. Il me vit et se mit à remuer la queue, cherchant à me léchouiller. Je le pris contre mon cœur et ce fut un coup de foudre. La petite patate se blottit contre moi et se mit à me lécher plus vivement.
— Un chien ? Vous lui avez offert un chien ? Mais vous êtes fous ! hurla Mireille.
— Papi, le papa Noël t’a apporté un chien, mais c’est trop extra ça ! Je peux le caresser ?
— Mais comment c’est trop bien ça ! Moi aussi je peux ? demanda Titouan sans attendre de réponse.
Mireille tournait, virait, pestant contre cette stupide idée. Marc et Anne souriaient devant mon air béat. Les enfants caressaient ce petit chien tout fou que je ne lâchais plus. Et moi je pleurais. De tout, de joie, d’émotion, de stupeur. Le petit garçon en moi ne pouvait être plus heureux.
— Mais qu’est-ce qu’on va faire d’un chien ? bougonna Mireille.
— Le sortir, le promener, jouer avec et puis Papa pourra l’emmener avec lui à la chasse.
— À la chasse ? Mais il ne ramène jamais rien ! Il va faire quoi le chien à la chasse ?
— Maman ne t’énerve pas. Vous avez une maison, un terrain immense, des bois. Papa va aux champignons, fait de grandes balades, le chien ne va pas s’ennuyer, ne t’inquiète pas.
— Je ne m’inquiète pas pour le chien ! Et quand on va partir en voyage, comment on va s’organiser, hein ?
— Robert pourra le garder, je m’en suis assuré, essaya de la rassurer Marc.
— C’est n’importe quoi !
— Mais enfin Maman où est le problème ?
Le problème, il y en avait un mais il ne pouvait pas le savoir. Mireille regardait ce petit chien, le cœur déjà meurtri. Mais cette fois-ci, je ne céderai pas.
— Peu importe Mireille, on ne peut pas refuser le cadeau du Père Noël. Merci, merci, merci mes enfants pour cette merveilleuse surprise !
Je posai le chien qui partit explorer les papiers et le salon, suivi de près par les enfants. Je serrai fort Marc et Anne dans mes bras.
— Papi, comment tu vas l’appeler ton chien ?
— Très bonne question Titouan et j’ai déjà la réponse. Je vais l’appeler Philippe.
— QUOI ? vociféra Mireille.
Marc et Anne, eux, étaient pliés de rire sur le canapé.
— Gérard Philippe ? Gérard et Philippe ? Mais tu deviens fou ?
— Ben quoi ? C’est marrant, non, chérie ?
— Mais c’est qui Gérard Philippe ? demanda Coline les yeux grands ouverts.
— C’est un acteur de mon époque, ma poupette. C’était un grand artiste qui a joué dans plein de films en noir et blanc.
— Ah ouais vous allez être un duo connu comme ça ?
— Tout à fait ma chérie.
Je plantais mon regard dans celui de mon chien. Le coup de foudre semblait réciproque. Nous nous comprîmes immédiatement.
— On pourra l’appeler Fifi ?
— Ou Fifou ? Non, j’ai mieux Coline, Philou ! Y a plein de petits noms trop mignons à partir de Philippe. C’est super chouette Papi comme nom ! J’adore ! commenta Titouan.
— En tout cas, il ne dort pas dans la maison, il en est hors de question ! protesta Mireille.
— Oh non le pauvre ! Il va dormir où alors ? s’inquiéta Coline.
— Ne t’en fais pas poupette, j’ai une ancienne niche dans la grange. Je vais lui installer un nid bien douillet.
Cette boule de poils me renversait. J’imaginais déjà les aventures que j’allais vivre avec lui. Assis sur ces petites pattes, Philippe nous observait. Puis il prit un air un peu contrit… Et fit pipi sur le tapis du salon.
— MON TAPIS ! cria Mireille.
Voilà comment Philippe entra dans ma vie, dans nos vies. Je ne savais pas encore à quel point j’allais avoir besoin de lui. Je ne savais pas encore que le nombre de Noëls m’était compté. Nous devons tous mourir un jour. Mais parfois, il est un peu trop tôt.
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